2019 - Prix Nobel de la Paix -

Conférence Nobel donnée par le lauréat du prix Nobel de la paix 2019 Abiy Ahmed Ali, Oslo, 10 décembre 2019.

Vos Majestés, Vos Altesses Royales,
Mesdames et Messieurs les membres du Comité Nobel norvégien,
Chers Éthiopiens, Africains, citoyens du monde
Mesdames et Messieurs,

Je suis honoré d'être ici avec vous et je suis profondément reconnaissant au Comité Nobel norvégien d'avoir reconnu et encouragé ma contribution à un règlement pacifique du différend frontalier entre l'Éthiopie et l'Érythrée.

J'accepte ce prix au nom des Éthiopiens et des Érythréens, en particulier de ceux qui ont fait le sacrifice ultime pour la cause de la paix.

De même, j'accepte ce prix au nom de mon partenaire et camarade de paix, le président Isaias Afeworki, dont la bonne volonté, la confiance et l'engagement ont été essentiels pour mettre fin à l'impasse de deux décennies entre nos pays.

J'accepte également ce prix au nom des Africains et des citoyens du monde pour qui le rêve de paix s'est souvent transformé en cauchemar de guerre.

Aujourd'hui, je suis ici devant vous à parler de paix à cause du destin.

Il y a des années, j'ai rampé vers la paix à travers les tranchées poussiéreuses de la guerre.

J'étais un jeune soldat lorsque la guerre a éclaté entre l'Éthiopie et l'Érythrée.

J'ai été témoin de la laideur de la guerre dans les batailles de première ligne.

Il y a ceux qui n'ont jamais vu la guerre mais qui la glorifient et la romancent.

Ils n'ont pas vu la peur,
Ils n'ont pas vu la fatigue,
Ils n'ont pas vu la destruction ou le chagrin,
Ils n'ont pas non plus ressenti le vide lugubre de la guerre après le carnage.

La guerre est la quintessence de l'enfer pour toutes les personnes impliquées. 

Je le sais parce que je suis allé et je suis revenu.

J'ai vu des frères massacrer des frères sur le champ de bataille.

J'ai vu des hommes, des femmes et des enfants plus âgés trembler de terreur sous la pluie meurtrière de balles et d'obus d'artillerie.

Vous voyez, je n'étais pas seulement un combattant en guerre.

J'ai également été témoin de sa cruauté et de ce qu'elle peut faire aux gens.

La guerre fait des hommes amers. Des hommes sans cœur et sauvages.

Il y a vingt ans, j'étais opérateur radio attaché à une unité de l'armée éthiopienne dans la ville frontalière de Badme.

La ville a été le point de fixation de la guerre entre les deux pays.

J'ai brièvement quitté le trou de tirailleur dans l'espoir d'obtenir une bonne réception radio.

Cela ne prit que quelques minutes. Pourtant, à mon retour, j'ai été horrifié de découvrir que toute mon unité avait été anéantie lors d'une attaque d'artillerie.

Je me souviens encore de mes jeunes camarades d'armes qui sont morts ce jour malheureux.

Je pense aussi à leurs familles.

Pendant la guerre entre l'Éthiopie et l'Érythrée, environ cent mille soldats et civils ont perdu la vie.

Les conséquences de la guerre ont également laissé un nombre incalculable de familles brisées. Elle a également détruit de façon permanente des communautés des deux côtés.

La destruction massive des infrastructures a encore amplifié le fardeau économique de l'après-guerre.

Socialement, la guerre a entraîné des déplacements massifs, la perte de moyens de subsistance, la déportation et la perte de nationalité de citoyens.

Après la fin du conflit armé actif en juin 2000, l'Éthiopie et l'Érythrée sont restées dans une impasse dans une impasse sans guerre ni paix pendant deux décennies.

Au cours de cette période, les unités familiales ont été divisées par delà des frontières, incapables de se voir ou de se parler pendant des années.

Des dizaines de milliers de soldats sont restés stationnés des deux côtés de la frontière. Ils sont restés à fleur de peau, tout comme le reste du pays et de la région.

Tous craignaient que tout petit affrontement frontalier dégénère, à nouveau, dans une véritable guerre.

Dans cet état actuel des choses, la guerre et l'impasse qui ont suivi constituaient une menace pour la paix régionale, avec la crainte qu'une reprise des combats actifs entre l'Éthiopie et l'Érythrée ne déstabilisent l'ensemble de la région de la Corne.

Et donc, lorsque je suis devenu Premier Ministre, il y a environ 18 mois, j'ai senti dans mon cœur qu'il était nécessaire de mettre fin à l'incertitude.

Je pensais que la paix entre l'Éthiopie et l'Érythrée était à portée de main.

J'étais convaincu que le mur imaginaire séparant nos deux pays depuis trop longtemps devait être démoli.

Et à sa place, un pont d'amitié, de collaboration et de bonne volonté devait être construit pour durer des siècles.

C'est ainsi que j'ai abordé la tâche de construire un pont de la paix avec mon partenaire le président Isaias Afeworki.

Nous étions tous les deux prêts à permettre à la paix de s'épanouir et de rayonner.

Nous avons décidé de transformer nos "épées en socs de charrue et nos lances en hameçons" pour le progrès et la prospérité de notre peuple.

Nous avons compris que nos nations ne sont pas les ennemies. Au lieu de cela, nous avons été victimes de l'ennemi commun appelé la pauvreté.

Nous avons reconnu que même si nos deux nations étaient bloquées sur de vieux griefs, le monde évoluait rapidement et nous laissait derrière nous.

Nous avons convenu que nous devons travailler en coopération pour la prospérité de notre peuple et de notre région.

Les Éthiopiens ont planté plus de 350 000 000 d'arbres en seulement 12 heures

le lundi 29 juillet

Objectif général planter 4 milliards d'arbres en 2019 dans toutes les régions du pays

Associated Press.

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Aujourd'hui, nous récoltons nos dividendes de la paix.

Les familles séparées depuis plus de deux décennies sont désormais unies.

Les relations diplomatiques sont entièrement rétablies.

Les services aériens et de télécommunications ont été rétablis.

Et notre attention s'est maintenant déplacée vers le développement de projets communs d'infrastructure qui seront un levier essentiel dans nos ambitions économiques.

Notre attachement à la paix entre nos deux pays est à toute épreuve.

On peut se demander comment un conflit s'étalant sur vingt ans peut aboutir à une résolution amiable.

Permettez-moi de partager avec vous une petite partie des croyances qui guident mes actions pour la paix.

Je crois que la paix est une affaire de cœur. 

La paix est un travail d'amour.

Maintenir la paix est un travail difficile.

Pourtant, nous devons le chérir et le nourrir.

Il faut être quelques-uns pour faire la guerre, mais il faut un village et une nation pour construire la paix.

Pour moi, nourrir la paix, c'est comme planter et faire pousser des arbres.

Tout comme les arbres ont besoin d'eau et d'un bon sol pour pousser, la paix requiert un engagement indéfectible, une patience infinie et une bonne volonté pour cultiver et récolter ses dividendes.

La paix requiert la bonne foi pour s'épanouir dans la prospérité, la sécurité et les opportunités.

De la même manière que les arbres absorbent le dioxyde de carbone pour nous donner la vie et l'oxygène, la paix a la capacité d'absorber les soupçons et les doutes qui peuvent obscurcir nos relations.

En retour, elle redonne espoir pour l'avenir, confiance en nous et foi en l'humanité.

Cette humanité dont je parle est en chacun de nous.

Nous pouvons le cultiver et le partager avec les autres si nous choisissons de retirer nos masques de fierté et d'arrogance.

Lorsque notre amour pour l'humanité dépasse notre appréciation de la vanité humaine, le monde connaîtra la paix.

En fin de compte, la paix nécessite une vision durable. Et ma vision de la paix est enracinée dans la philosophie du Medemer.

Medemer, un mot amharique, signifie synergie, convergence et travail d'équipe pour un destin commun.

Medemer est une idée locale qui se reflète dans notre vie politique, sociale et économique.

J'aime à considérer Medemer comme un pacte social pour les Éthiopiens afin de construire une société juste, égalitaire, démocratique et humaine en rassemblant nos ressources pour notre survie et notre prospérité collectives.

Dans la pratique, Medemer consiste à utiliser le meilleur de notre passé pour construire une nouvelle société et une nouvelle culture civique qui prospère sur la tolérance, la compréhension et la civilité.

À la base, Medemer est une alliance de paix qui cherche l'unité dans notre humanité commune.

Il recherche la paix en pratiquant les valeurs d'amour, de pardon, de réconciliation et d'inclusion.

Excellences, Mesdames et Messieurs,

Je viens d'une petite ville appelée Beshasha, située dans la région d'Oromia en Éthiopie occidentale.

C'est à Beshasha que les graines de Medemer ont commencé à germer.

En grandissant, mes parents m'ont inculqué, à moi et à mes frères et sœurs, une foi indéfectible en l'humanité.

Medemer résonne avec le proverbe:

"Je suis le gardien de mon frère. Je suis le gardien de ma sœur. "

Dans ma petite ville, nous n'avions ni eau courante, ni électricité, ni routes pavées. Mais nous avions beaucoup d'amour pour illuminer nos vies.

Nous étions les gardiens les uns des autres.

La foi, l'humilité, l'intégrité, la patience, la gratitude, la ténacité et la coopération se déroulaient comme un puissant courant.

Et nous avons voyagé ensemble sur trois routes de campagne appelées amour, pardon et réconciliation.

Dans l'idée de Medemer, il n'y a pas de «nous et eux».

Il n'y a que "Nous" car "Nous" sommes tous liés par un destin commun d'amour, de pardon et de réconciliation.

Pour les habitants du "Pays des origines" et des "13 mois de soleil", Medemer a toujours été une seconde nature.

Les Éthiopiens ont maintenu une coexistence pacifique entre les adeptes des deux grandes religions parce que nous nous sommes toujours unis dans la foi et le culte.

Nous, Éthiopiens, sommes restés indépendants pendant des milliers d'années parce que nous nous sommes réunis pour défendre notre patrie.

La beauté de notre Éthiopie est son extraordinaire diversité.

L'inclusivité de Medemer garantit que personne n'est laissé pour compte dans notre grande famille élargie.

Il a également été dit: "Aucun homme n'est une île".

De même, aucune nation n'est une île. La politique étrangère éthiopienne inspirée par Medemer vise la paix par la coopération multilatérale et le bon voisinage.

Nous avons un vieux dicton:
"በሰላም እንድታድር ጎረቤትህ ሰላም ይደር"
"yoo ollaan nagayaan bule, nagaan bulanni."

C'est un dicton partagé dans de nombreuses langues africaines, qui signifie: "Pour que vous passiez une nuit paisible, votre voisin devra également avoir une nuit paisible."

L'essence de ce proverbe guide le renforcement des relations dans la région. Nous nous efforçons maintenant de vivre avec nos voisins dans la paix et l'harmonie.

La Corne de l'Afrique est aujourd'hui une région d'importance stratégique.

Les superpuissances militaires mondiales étendent leur présence militaire dans la région. Les groupes terroristes et extrémistes cherchent également à prendre pied.

Nous ne voulons pas que la corne soit un champ de bataille pour les superpuissances ni une cachette pour les marchands de terreur et les courtiers du désespoir et de la misère.

Nous voulons que la Corne de l'Afrique devienne un trésor de paix et de progrès.

En effet, nous voulons que la Corne de l'Afrique devienne la Corne de l'Abondance pour le reste du continent.

Excellences, Mesdames et Messieurs,

En tant que communauté mondiale, nous devons investir dans la paix.

Au cours des derniers mois, l'Éthiopie a fait des investissements historiques dans la paix, dont nous verrons les retours dans les années à venir.

Nous avons libéré tous les prisonniers politiques. Nous avons fermé des centres de détention où des actes de torture et de viles violations des droits de l'homme ont été commis.

Aujourd'hui, l'Éthiopie est très appréciée pour la liberté de la presse. Ce n'est plus un «geôlier de journalistes».

Les chefs de l'opposition de toutes allégeances politiques sont libres de se livrer à des activités politiques pacifiques.

Nous créons une Éthiopie inégalée dans sa garantie des libertés d'expression.

Nous avons jeté les bases d'une véritable démocratie multipartite et nous tiendrons bientôt des élections libres et équitables.

Je crois vraiment que la paix est un mode de vie. La guerre, une forme de mort et de destruction.

Les artisans de paix doivent apprendre aux briseurs de paix à choisir le mode de vie.
À cette fin, nous devons contribuer à l’édification d’une culture mondiale de la paix.

Mais avant qu'il y ait la paix dans le monde, il doit y avoir la paix dans le cœur et l'esprit.

Il doit y avoir la paix dans la famille, dans le quartier, dans le village et dans les villes. Il doit y avoir la paix dans et entre les nations.

Excellences, Mesdames et Messieurs:

La paix durable a un prix énorme.

Un célèbre slogan de protestation qui proclame: "Pas de justice, pas de paix", rappelle que la paix prospère et porte ses fruits lorsqu'elle est plantée dans le sol de la justice.

Le mépris des droits de l'homme a été à l'origine de nombreux conflits et conflits dans le monde. Il en va de même sur notre continent, l'Afrique.

On estime qu'environ 70% de la population africaine a moins de 30 ans.

Nos jeunes hommes et femmes réclament la justice sociale et économique. Ils exigent l'égalité des chances et la fin de la corruption organisée.

Les jeunes insistent sur une bonne gouvernance basée sur la responsabilité et la transparence. Si nous refusons à nos jeunes justice, ils rejetteront la paix.

Aujourd'hui sur cette scène mondiale, je voudrais inviter tous mes compatriotes éthiopiens à unir leurs efforts et à aider à bâtir un pays qui offre une justice égale, des droits égaux et des chances égales à tous ses citoyens.

Je voudrais en particulier exprimer que nous devons éviter la voie de l'extrémisme et de la division, propulsée par une politique d'exclusion.

Notre accord dépend de l'équilibre d'une politique inclusive.

Les évangélistes de la haine et de la division font des ravages dans notre société en utilisant les médias sociaux.

Ils prêchent l'évangile de la vengeance et de la rétribution sur les ondes.

Ensemble, nous devons neutraliser la toxine de la haine en créant une culture civique de démocratie consensuelle, d'inclusion, de civilité et de tolérance basée sur les principes de Medemer.

L'art de construire la paix est un processus synergique pour changer les cœurs, les esprits, les croyances et les attitudes, qui ne cesse jamais.

C'est comme le travail d'agriculteurs en difficulté dans mon Ethiopie bien-aimée. Chaque saison, ils préparent le sol, sèment les graines, arrachent les mauvaises herbes et contrôlent les ravageurs.

Ils travaillent les champs de l'aube au crépuscule par beau et mauvais temps.

Les saisons changent, mais leur travail ne s'arrête jamais. Finalement, ils récoltent l'abondance de leurs champs.

Avant de pouvoir récolter des dividendes de la paix, nous devons semer des graines d'amour, de pardon et de réconciliation dans le cœur et l'esprit de nos concitoyens.

Nous devons éliminer les mauvaises herbes de la discorde, de la haine et des malentendus et travailler tous les jours pendant les bons et les mauvais jours.

Je m'inspire d'une Écriture biblique qui se lit comme suit:
"Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés les enfants de Dieu."

Je suis également inspiré par un verset du Saint Coran qui se lit comme suit:
"L'humanité n'est qu'une seule Fraternité. Alors, faites la paix avec vos frères. "

Je m'engage à travailler pour la paix chaque jour et en toutes saisons.

Je suis le gardien de mon frère. Je suis aussi le gardien de ma sœur.

J'ai des promesses à tenir avant de dormir. J'ai des kilomètres à parcourir sur la route de la paix.

En conclusion, je demande à la communauté internationale de se joindre à moi et à mes compatriotes éthiopiens dans nos efforts inspirés par Medemer pour instaurer une paix et une prospérité durables dans la Corne de l'Afrique.

ሰላም ለሁላችንም ፤ ለሰላም አርበኖች እንዲሁም ለሰላም ወዳጆች።

Je vous remercie!